Armée de Terre : comment faire la guerre autrement

La guerre asymétrique et la conflictualité au-dessous du seuil du conflit de haute intensité, par des Etats en compétition, modifient les modes d’action des forces terrestres, élaborés par la réflexion opérationnelle et l’innovation stratégique.

Ce thème a fait l’objet d’un colloque organisé, le 10 février 2022 à Paris, par le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement de l’armée de Terre. Y sont notamment intervenus : le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre ; le général de brigade Ivan Martin, commandant l’Ecole d’infanterie et ancien attaché de Défense à Moscou (2018-2021) ; le professeur Pierre Pahlavi, Collège royal des forces canadiennes ; le général de brigade Eran Ortal, directeur du Dado Center (études interdisciplinaires des forces armées israéliennes) ; le général de brigade Joseph Hilbert, directeur de la formation de la 7ème Armée américaine.

La France. Plusieurs tendances lourdes caractérisent la conflictualité aujourd’hui, estime le général Schill. D’abord, la révolution numérique transforme les sociétés et fournit un arsenal de combat dans le cyber et l’espace extra-atmosphérique. L’armée de Terre doit pouvoir agir jusqu’à l’affrontement militaire direct, quel que soit le degré d’intensité. En raison de la confusion entre le front et l’arrière tactique, opératif et stratégique, tout engagement militaire aura des conséquences sur la logistique et le substrat national. La course aux armements produit un nivellement par le bas. L’accélération de leur développement et la facilité de leur acquisition permettent à de petits groupes d’affronter ou de contourner des armées nationales. La Chine, la Russie et l’Iran ont décidé d’inclure la puissance économique dans le domaine militaire pour remettre en cause l’équilibre issu de la seconde guerre mondiale, avec le risque d’un affrontement majeur. S’y ajoutent les Etats faillis, le terrorisme et les déséquilibres démographique et climatique. Les pays compétiteurs de la France, à savoir des adversaires potentiels, pratiquent la contestation par des actions violentes ou non. Grâce à une appréciation autonome de la situation, la France peut intervenir de façon limitée avec ses forces spéciales et son dispositif « Guépard » d’alerte permanente. Elle peut jouer le rôle de nation-cadre dans une coalition OTAN, de niveau européen ou ad hoc, grâce à un poste de commandement de corps d’armée avec sa capacité d’appui et de soutien et une division lourde. A l’avenir, la prévention et l’influence permettront de répondre, plutôt en Afrique, à un Etat en compétition ou en contestation, et de contribuer à la stabilisation, la construction sur le long terme et l’accompagnement. La Task Force européenne Takuba le fait au Sahel, alors que les sociétés militaires privées, type Wagner (russe), créent des déséquilibres destructeurs.

La Russie. Héritière de l’URSS qui n’a pas été vaincue militairement, la Russie lutte contre le modèle occidental susceptible de supprimer le statu quo, souligne le général Martin. Or la géopolitique de l’OTAN remet en cause son droit de regard sur le glacis constitué par les pays de l’ex-URSS. La Russie pratique une diplomatie de l’ambiguïté pour altérer la capacité d’analyse et la prise de décision de l’adversaire. Face à des crises, elle agit militairement en cas d’absence de solution politique. Elle reconstruit ses capacités militaires pour durer, face à une menace hypothétique à ses frontières, et se projeter au-delà. Depuis 1990, elle modernise sa défense sol-air (missiles hypersoniques et laser) pour se prémunir d’une agression extérieure. Ses forces terrestres accroissent leur puissance de feu et leur capacité d’action dans la profondeur. Ses forces navales défendent ses approches maritimes et effectuent des démonstrations de force en Europe. La Russie se ménage un espace de manœuvre et d’action dans tout le spectre, sous le seuil de la guerre nucléaire et du déclenchement de l’article 5 de l’OTAN (assistance mutuelle en cas d’agression). Elle compte sur les technologies de pointe pour surprendre l’adversaire et lui imposer son tempo pour le paralyser.

L’Iran. Pays à majorité chiite dans un environnement régional sunnite et arabe, l’Iran a l’impression d’être toujours attaqué, souligne le professeur Pahlavi. Pour préserver son indépendance contre toute ingérence ou menace de l’étranger, il ne peut compter que sur lui-même, en raison de l’affaiblissement de ses capacités militaires, consécutif à l’embargo sur les armes, et de son isolement diplomatique. Pour exporter son idéologie, il se constitue une zone tampon régionale et cible les faiblesses sociétales de l’Occident. Il développe tous les outils disponibles, notamment les cyberattaques, la manipulation de l’information et un programme balistique. Il se tourne vers les approches indirectes et hybrides pour éviter le combat frontal. La nostalgie de l’antique empire Perse, exprimée dès la seconde moitié du XXème siècle, se manifeste par son désir de reconnaissance sur la scène mondiale aux côtés de l’Europe et des Etats-Unis. La stratégie aux facettes multiples de l’Iran converge vers celles de la Chine et de la Russie, dont il se rapproche. Trop lier son destin aux leurs risque de porter atteinte à sa souveraineté.

Israël. Depuis les années 1980, Tsahal (forces armées israéliennes) a recouru à la puissance de feu à longue portée contre ses ennemis avec des résultats satisfaisants, mais cela ne suffit plus, explique le général Ortal. En effet, l’Iran, de plus en plus présent dans la région, leur en fournit, leur permettant ainsi de développer leur propre capacité offensive et leur donnant une liberté d’action. Cette dynamique d’échanges de tirs conduit Israël à une posture de défense anti-aérienne et limite sa capacité de manœuvre pour se protéger. Grâce à ses capteurs et ses réseaux, Tsahal doit pouvoir découvrir un ennemi qui se cache, intercepter ses projectiles, puis détruire ses lance-roquettes. Les opérations futures combineront rapidité et manœuvre dans la profondeur du territoire adverse.

Les Etats-Unis. Selon le général Hilbert, depuis l’effondrement du monde binaire de la guerre froide (1947-1991), le domaine de la conflictualité inclut l’espace, l’air, le cyber, la mer, la terre et le monde souterrain, dans des environnements de compétition, de crise et de conflit armé. Dans une compétition coûteuse en ressources financières, humaines et technologiques, il convient d’accroître l’interopérabilité des systèmes entre pays alliés et partenaires, grâce à des formations et des entraînements communs. De plus, il faut développer une capacité dissuasive de projection des forces terrestres, capables de déséquilibrer rapidement l’adversaire potentiel. En cas de de crise, il faut garder l’ascendant sur lui dans tous les domaines de la conflictualité pour lui faire comprenne que ses intérêts sont en jeu et que les Etats-Unis ne se battront plus jamais seuls. En outre, ils procéderaient à des tirs de précision dans les zones dont l’accès leur serait interdit. Si la situation évolue vers un conflit armé, la supériorité technologique et la prise rapide décision devraient permettre de l’emporter.

Loïc Salmon

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